jeudi 6 décembre 2012

Vases Communicants de décembre 2012

Le tiers livre et Scriptopolis sont à l’initiative d’un projet de « vases communicants » : le premier vendredi du mois, chacun écrit sur le blog d’un autre, à charge à chacun de préparer les mariages, les échanges, les invitations. Circulation horizontale pour produire des liens autrement…  Ne pas écrire pour, mais écrire chez l’autre. La liste complète des participants est établie grâce à Brigitte Célérier.

Aujourd’hui, 7 décembre 2012, j’ai le grand plaisir d'accueillir ici Dominique Hasselmann, tandis qu’il me reçoit sur son blog Le Tourne-à-gauche.




Abolition des distances ? (2/2)


De Simmonds QUANA-LHEINE

 à

Nilla BOMORI



Chère Nilla Bomori,

Souvent, lorsque je reçois vos articles, je pense aux îles Borromées – enfin, trêve de rêveries, venons-en au fait.

Je tiens à vous rassurer tout de suite : nous sommes dans les temps, et même dans le temps. L’étape qui nous guette ne nous surprendra pas en sueur et les jambes en coton, comme si nous escaladions le mont Ventoux sur un vélo, ce que je n’ai jamais tenté que par poste de télévision interposé, à l’époque où ces distractions occupaient une partie de l’été de la population française.

Votre étude – j’en fais ici l’article : elle est forte et imaginative car basée sur le réel – paraîtra au jour et à l’heure prévus et je crois même qu’elle pourrait être accompagnée de mes propres réflexions qui viendraient ainsi, comme en miroir, éclairer (si cela était nécessaire), prolonger (si cela était utile) et ouvrir (si cela était pertinent) vos vues sur la question qui nous a taraudés : l’abolition des distances.

Quand ce thème s’est mis à scintiller dans nos esprits, il s’est imposé comme une évidence presque aveuglante : certaines phrases ne devraient se lire qu’avec des lunettes de soleil.

Je ne pense pas que l’on puisse cependant mettre le temps dans la marge. Même sans disposer des capacités intellectuelles, qui ne furent pas relatives, de certain savant à la langue bien pendue, il me semble que l’un ne va pas, ne court pas sans l’autre. Le temps se décale dans le lointain, la distance se rapproche ou file perpétuellement : le couple satanique est tiraillé par ses envies, ce sont des frères siamois que l’on ne saurait détacher, au bistouri ou au laser, sans risque.

La téléportation et l’ubiquité représentent certes l’une des avant-dernières étapes de l’évolution vers la disparition de la distance (de l’étendue, de l’espace et donc de l’espace-temps) ; je l’ai également constaté.

Chacun, à cette époque apparemment bénie – vous vous en souvenez comme moi – pensait que la science avait vaincu l’élasticité (en la supprimant) de l’espacement et de l’impossibilité de faire coïncider une existence avec une autre : on décollait et atterrissait, sans autre avion que soi-même, avec toute facilité, c’était un jeu d’enfant à tel point que l’industrie des vidéos games avait disparu instantanément. Et par cette « transportation » (qui détruisit la SNCF en un clin d’œil), le miracle ou le mirage des temps différents était supprimé, comme vous le soulignez avec juste raison.

L’ère numérique était demeurée sur son erre : plus personne ne lisait d’écrits puisqu’il n’était plus nécessaire d’en éditer. Chacun était par définition « auteur(e) » et diffusait tous azimuts ses pensées, son imagination, sa sensibilité qui se mettaient en forme automatiquement pour pouvoir être saisies par un autre être humain. Votre concept d’« être ubiquitaire » correspond à merveille avec ces nouvelles capacités ou performances qui avaient ainsi été accordées, dans une période strictement limitée à quelques années, aux nouveaux communicants (« les nouveaux philosophes » ne ressemblaient plus, depuis longtemps, qu’à une trace de poussière archéologique).

Oui, il est important de mettre le doigt sur l’alliance de l’écrit, de l’image et du son : mais ces prémisses « modernes » (en ce temps-là) n’étaient-elles pas justement la manifestation de leur incomplétude ? Nos sens avaient bougrement progressé par rapport à ce stade que l’on peut considérer comme infantile, une fois que nous sommes maintenant parvenus là où nous nous tenons.

« L’imagination prenait simplement la place de la réalité », écrivez-vous. Oui, la fée du logis avait été achetée à prix d’or par les successeurs de Walt Disney et chacun portait en lui une puce du type RFID avec le copyright du célèbre milliardaire.

Les moyens de transport en avaient donc pris un coup dans l’aile (comme sur l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, il y a bien deux cents ans de cela), ou dans les trains super-rapides à sustentation électromagnétique. Vous mêmes, vous étiez venue à Paris en TGV et m’aviez confirmé alors la drôle d’impression que cela vous avait produit, rétroactivement.

Quand vous rappelez dans votre article les désastres, prévus puis advenus, qui ont bouleversé puis englouti à moitié la Terre, il est clair qu’un dirigeant doté de pouvoirs surnaturels manquait au « management » de l’existence humaine. L’hypothèse divine n’en était sûrement qu’un succédané (véritable « succès damné » à l’époque des guerres de religions, batailles picrocholines qui nous semblent tellement dérisoires dans le nouvel univers).

Car Gilgamesh, dont vous citez l’exemple, ne fut jamais que celui que j’oserai appeler « Uruk Roi », un fantoche à l’antique cornegidouille, un grand paltoquet qui mit partout la confusion dans les têtes et dans les corps. Je demeure sceptique quant à votre allusion à cette figure sumérienne et saumâtre qui vient, dans votre article, mettre en avant le pantin ex nihilo, le grand manipulateur (dans le genre d’un Salvardor Dali dont on se gargarisait périodiquement dans notre beau pays), celui qui tire les ficelles et se prend pour le dieu de l’ubiquité.

Or, je tenais à vous le signifier, seul Alfred Jarry, un écrivain chu dans l’oubli, est le créateur d’Ubu Roi en tant que figure à jamais indépassable de l’archétype du monarque, de l’hiérarque, du potentat, de l’assoiffé de pouvoir & de l’absurde réunis.

Depuis que les œuvres complètes de ce génie sont dans le domaine public, il suffit de penser à son nom et voilà qu’elles viennent automatiquement s’inscrire dans votre cerveau. L’abolition des distances (Sophie ne me contredira pas) est à ce prix qui ne participe même plus de l’ordre littéraire.

Grâce enfin à la créativité de nos ingénieurs et à l’ingéniosité de nos industriels, le système généralisé de la Transmission de pensée à très haut débit (TDPATHD) avait pu être mis en place et vous vous souvenez, chère Nilla Bomori, de la journée d’inauguration à laquelle nous fûmes conviés, vous et moi, en tant que chercheurs associés, au sommet de la Tour Eiffel toujours debout malgré les débordements furieux de la Seine tous les ans.

Nous pouvions désormais penser dans la pensée de l’autre, nous étions presque interchangeables (mais des boutiques spécialisées savaient nous conserver certains caractères à peu près uniques), il n’y avait plus de barrières physiques ou mentales entre nous tous.

La distance : nous étions téléportés – et cela valait mieux qu’une ancienne période historique de wagons et de départs de trains en gares vers l’Est – et l’on pouvait également se multiplier (comme les cascades du rire ubuesque), devenir un « soi » différent mais encore semblable, dans un autre corps, homme, femme, enfant, vivre ainsi des vies successives et parallèles, se dédoubler à l’infini, ou presque, comme Orson Welles dans les miroirs de ce très vieux film, La Dame de Shangaï.

Les objets matériels n’étaient plus que des gadgets que l’on avait mis sous vitrine ou rangé dans des placards : rien dans les mains, rien dans les poches ! Tout dans la tête, souvenirs, désirs, espoirs, visions, intelligence et écoute des autres, osmose jusqu’à parfois en avoir le tournis : mais des « cellules psychologiques » voisinaient désormais dans notre sang fabriqué avec des plaquettes artificielles (plus besoin de faire la quête auprès des automobilistes, comme dans le passé, avec un tronc siglé d’une croix rouge sur fond blanc).

Si l’on écrivait encore quelques articles ou quelques livres, c’était un luxe pour bibliophiles attardés – ils s’étaient agrégés dans une petite association huppée – et ceci explique pourquoi vous m’avez envoyé votre écrit et pourquoi je vous ai répondu à l’ancienne : pure nostalgie !

L’autre jour, j’ai remis la main sur une antique photographie. Ce sont mes grands-parents « paternels », à tous les sens du mot, dans la cour de leur jardin à Vesoul, en Haute Saône, une ville qui a été rasée en 2134 par le tsunami causé par la rivière locale, le Durgeon.

Quand je regarde ce document, je me dis que l’abolition des distances était vraiment un souhait totalement archaïque, à cette époque.


Simmonds QUANA-LHEINE

Photographie de Jules Hasselmann

 Texte : Dominique Hasselmann